Apparition et développement de la marque propre : les produits libres.
Le problème
Au début des années 1970, il apparaît de plus en plus évident que les prix des grandes marques ne peuvent plus continuer à baisser autant. Les enseignes cherchent un autre discours, au moins aussi mobilisateur, à tenir à leurs clients en réponse à leurs autres attentes.
Le succès rapide des magasins Carrefour a attiré de nombreux concurrents, il apparaît de manière de plus en plus évidente aux grands fabricants que l'hypermarché est un format promis à un bel avenir commercial. Son rôle de pionnier, place Carrefour dans une situation un peu différente des autres acteurs. La société est la première à ressentir les signes d'un ralentissement de la croissance des ventes.
Est-ce le signe que le concept d'hypermarché arrive à maturité ?
En tout état de cause, il faut réagir !
Complément : Un récit historique exceptionnel
Pour approfondir, lire "Carrefour, un combat pour la liberté". [1]
Cet ouvrage très synthétique (185 pages) est le fruit d'un considérable travail sur les archives personnelles d'Etienne Thil, journaliste spécialisé et premier directeur marketing et communication de Carrefour. La genèse de l'identité commerciale de l'enseigne y est précisément décrite.
Cet ouvrage, plus historique que technique, convient à tous !
A compléter avec le site web
1970, début de la maturité des hypermarchés ?
L'hypermarché arrive à maturité ?
Après une stabilisation en 1972 et 1973, les parts de marché de Carrefour mais aussi d'autres chaînes d'hypermarchés stagnent ou régressent dans de nombreux domaines.
Le 1er semestre 1973 est mauvais, les investisseurs (via le cours de bourse de l'action Carrefour) ne croient plus en l'avenir des magasins à prix bas. A force de réduire les marges, la rentabilité n'est plus au rendez-vous.
Les dirigeants s'interrogent : si l'hypermarché est arrivé à maturité alors il faut le relancer. Mais comment ?
Deux grandes décisions sont prises :
Changer le mode de gestion des magasins pour centraliser au maximum les fonctions et économiser ;
Relancer l'enseigne avec une approche marketing nouvelle et différente des concurrents.
Comment se relancer tout en conservant le bénéfice d'une image discount ?
La solution recherchée doit capitaliser sur l'image discount de Carrefour acquise après de longues années d'efforts. Mais aussi permettre à Carrefour d'être perçue comme vraiment différente des autres enseignes d'HM puisque tout le monde propose "les prix les plus bas" que promettre de plus ?
Il faut donc trouver une idée pour :
1. se relancer
2. se différencier
3. conserver les bénéfices de l'image discount (ne pas augmenter les prix)
Le contexte social change
Le développement rapide des supermarchés et des hypermarchés, relayé par les médias, a fait basculer rapidement les français dans l'imagerie de la société de consommation et de l'abondance. Les difficultés économiques de l'époque font que certains consommateurs sont maintenant prêts à entendre un discours sur une consommation plus raisonnable.
Le changement n'est pas exclusivement lié à la conjoncture économique, car les mouvements consuméristes associatifs ou religieux remettent en cause le bien fondé du discours de la société de consommation : profusion = bonheur.
Les recherches du CCA[2] indiquent que dans les valeurs en croissance chez les français, il y aurait une place pour une marque qui serait la marque d'une « consommation plus raisonnable ».
Les distributeurs sont soumis au pouvoir des fabricants cela complique leur "mission" : baisser encore les prix tout en restant rentables.
Les petites entreprises en appellent aux pouvoirs publics et demandent une réglementation des échanges commerciaux. Les grands industriels usent de leur pouvoir de marché pour dissuader le discount et font souvent des difficultés pour livrer les distributeurs trop agressifs sur les prix.
Que faire ?
Comment renverser le rapport de force entre fabricants et distributeurs ?
Pourquoi ne pas faire comme E. Leclerc autrefois, en s'alliant avec les consommateurs ?
Réhabiliter le rôle du commerçant
L'épicier d'autrefois et le distributeur moderne ont le même cœur de métier
La puissance des marques et des grands fabricants réduit le rôle du commerçant à la simple distribution physique (fonction transactionnelle). Le succès des formes de distribution discount (SM et HM) repose uniquement sur la promesse de prix bas. La concurrence croissante entre les distributeurs tend donc à réduire considérablement leurs marges au point de mettre en péril certains d'entre-eux.
Alors qu'historiquement, le métier de l'épicier repose sur trois savoir-faire :
La fixation du prix ;
La confiance du consommateur final ;
La sélection des produits en vrac, conditionnés par ses soins.
Pour re-créer un lien positif entre le commerçant (devenu distributeur) et les consommateurs, il faut apporter plus que des prix bas.
Comment s'appuyer sur les deux autres savoir-faire du commerçant ?
Comment se distinguer des autres distributeurs ?
Le commerce cherche à s'allier avec le consommateur
Carrefour est alors un pionnier très concurrencé qui apparaît affaibli face à des industriels plutôt renforcés.
L'idée naît de prendre le parti des intérêts des clients c'est-à-dire répondre à leurs besoins de manière simple avec comme objectif le meilleur rapport qualité/prix possible.
L'idée d'une "marque de consommateurs"
Une marque de "consommateurs" doit proposer de :
Ne payer que ce qui est utile ;
Ne payer que le prix le plus bas possible ;
Ne payer que le produit pas le marketing.
La marque de "consommateurs" est présentée comme la contrepartie offerte par le distributeur pour la confiance que le consommateur lui accorde. Le distributeur affiche une orientation plus consumériste face aux fabricants.
Comment créer cette marque de consommateurs ?
Contexte commercial et marketing
Les marques propres existent déjà
Les magasins Coop, Prisunic, Felix Potin et Casino vendent depuis longtemps des produits à leur marque (MDD[3]). Le risque avec une marque propre à l'enseigne est de créer la confusion dans l'esprit des consommateurs.
Les interventions médiatiques de Edouard Leclerc ont contribué à développer l'idée que les industriels profitent de leur pouvoir pour vendre trop cher et que les distributeurs sont là pour faire contre-pouvoir. Dès lors lancer une marque propre c'est courir le risque d'être assimilé à un industriel !
E. THIL énonce la politique de marque de Carrefour
Pour les dirigeants de Carrefour (dont E. THIL, directeur marketing), l'objectif n'est pas de lancer une marque mais de rallier les consommateurs à son combat contre les fabricants.
Parmi les 7 piliers de cette politique ( Soulabail, 2010, p.48-49[1])
se différencier de la concurrence ;
se rapprocher de la nouvelle sensibilité des consommateurs ;
faciliter l'identification du produit ;
considérer le magasin comme un acheteur pour le client et non comme un vendeur pour le fabricant !
Une filiale discrète de RSCG et le CCA proposent une solution
Les intérêts du distributeur et du fabricant se rejoignent autour de l'idée d'un produit sans marque :
Le consommateur ne paie que le produit ;
Le distributeur achète au meilleur rapport qualité/prix après la mise en concurrence des industriels.
Le lancement des produits libres
Avril 1976, lancement des produits libres
Les produits libres sont au départ 50 produits de base fabriqués pour Carrefour par des industriels sélectionnés selon un cahier des charges précis. Un laboratoire valide les échantillons et contrôle la qualité des produits. Ces produits seront vendus avec des marges réduites mais ce n'est pas là leur singularité. Les produits libres vont faire l'objet d'une campagne marketing sans précédent.
Une campagne de communication importante
La campagne de publicité de grande ampleur se déroule de février à mai 1976 puis en 1977 : sur le thème de la liberté retrouvée du consommateur face au pouvoir des marques.
Toute la France ;
Sur plusieurs semaines ;
Un message différent, sous forme de teasing.

Remarque : Des produits simples : le packaging blanc
L'emballage des produits correspond bien à la promesse d'une forme de consommation plus raisonnable. Simple, dépouillé, en un mot : libre, voici le packaging des produits libres.

Remarque : Un code pour exprimer le meilleur rapport qualité/prix ?
La proximité des emballages des produits libres de 1976 avec l'actuelle marque Carrefour discount est à noter.
Pour approfondir sur ce sujet voir carrefour.net.

Les résultats des produits libres
Un succès commercial
Les résultats commerciaux des produits libres à court terme, sur la période 1976-1977 sont très prometteurs ( [1]p.107). En mai 1976, les ventes sont telles que la décision est prise d'anticiper la fin de la campagne de communication.
Un an après le lancement des produits libres, le CA des magasins Carrefour a progressé de 10 % en Francs constants avec une nette hausse des volumes.
Dans un contexte économique de crise, cette performance ne manquera pas de susciter des réactions de la part des concurrents. Euromarché, qui avait déjà réfléchi à une stratégie similaire, se décide à passer à l'action.
Un succès marketing
L'impact commercial des produits libres ne doit pas éclipser leurs effets marketing.
En quelques mois, l'image de Carrefour est devenue plus claire pour l'ensemble des consommateurs : le discount c'est Carrefour !
La mise en avant d'un mode de consommation plus raisonnable a trouvé un véritable écho chez les clients, 95 % des clients ont essayé les produits libres et 90 % jugent la qualité équivalente aux grandes marques ( [1]p. 112). Dès lors un lien plus fort uni Carrefour et ses clients, car ceux-ci reconnaissent à la société un savoir faire supplémentaire : sélectionner le meilleur rapport qualité/prix possible.
Ce lien plus fort se traduit également par une meilleur fidélisation des consommateurs. L'objectif de se différencier des concurrents est donc atteint, du moins pour quelques années.
Banalisation et fin des "Produits libres"
Une idée vite copiée
En à peine plus d'un an chaque enseigne d'hypermarché - ce qui exclue les Centres E. Leclerc - dispose de sa gamme de "produits sans marque". Ils se nomment "Produits Orange", "Radar", "Produits Blancs" ou "Produits familiaux" mais promettent tous la même chose : le meilleur rapport qualité/prix.
Dès lors apparaît le risque que les consommateurs opèrent des comparaisons entre les produits "sans marque" des différentes enseignes. Ceci entraînerait une compétition sur les prix de ces produits et non plus avec les grandes marques. La promesse du meilleur rapport qualité/prix serait alors en danger.
Est-ce vraiment la liberté ou un coup de publicité ?
L'ambition initiale des produits libres - inverser le rapport de force fabricant/distributeur - a-t-elle fait long feu ? En quelques années les "produits sans marque" se sont banalisés et ont été intégrés dans des négociations plus globales avec les fournisseurs qui dès lors les utilisent pour mieux mettre en valeur leurs propres marques et produits.
Parmi les rares enseignes restées à l'écart du mouvement initié par les produits libres on trouve les Centres E. Leclerc.
Des conséquences sur les fournisseurs
La riposte des concurrents de Carrefour s'organise car les industriels qui ont accepté de fabriquer des produits sans marque font l'objet de représailles de la part de leurs concurrents. Mais avec la généralisation des "produits sans marque" à l'ensemble des grandes enseignes, l'attitude des industriels va évoluer.
Pour certains industriels accepter de fabriquer les produits d'une enseigne sera une contre-partie à des accords de référencement ou de marchandisage plus favorables pour les produits de leur marque.