L'apparition d'une forme de commerce moderne : le grand magasin

Le développement des grands magasins

Les agrandissements du Bon Marché

A partir de 1863, A. Boucicaut acquiert de nombreux immeubles a proximité du Bon Marché afin d'agrandir sa surface de vente.

Lorsque la surface achetée lui semble suffisante, il fait reconstruire l'ensemble (1869-1887), pour obtenir un point de vente proche de celui que nous connaissons aujourd'hui.

A. Boucicaut meurt en 1877, sa veuve prend immédiatement sa suite.

« En 1887, lorsque la construction fut achevée, le bâtiment occupait une superficie au sol de 52 800 m2. » source[1]

L'effectif du Bon Marché s'élève alors à 1 788 employés, ce qui est très important pour l'époque.

La façade du Bon MarchéInformationsInformations[2]

Apparition et développement de concurrents

Une forme de commerce qui fait école

La réussite d'Aristide Boucicaut a rapidement séduit d'autres entrepreneurs du commerce à Paris et dans le monde, notamment aux États-Unis.

Les concurrents à Paris

D'anciens employés ambitieux

En l'espace de quelques années, de nombreux magasins parisiens ouvrent et copient la formule commerciale du Bon Marché (ils sont souvent dirigés par d'ex-employés de A. Boucicaut).

Complément

Les Grands Magasins sont aussi des œuvres architecturales qui témoignent des goûts de leur temps.

Pour une galerie d'images anciennes sur les Grands Magasins suivre ce lien[3].

Les Grands Magasins Parisiens

Le Louvre, avenue de Rivoli, ouvre en 1855

Les Grands Magasins du LouvreInformationsInformations[4]

le Bazar de l'Hôtel de Ville (BHV[5]), rue de Rivoli, vers 1900

Le Bazar de l'Hôtel de Ville, vers 1900InformationsInformations[6]

À la Belle Jardinière est créée en 1856 mais s'installe dans les bâtiments encore existants à l'angle du Pont Neuf et de la rue de la Mégisserie en 1866. Cette enseigne a cessé son activité dans les années 1970.

La belle jardinièreInformationsInformations[7]

Les Magasins du Printemps (Le Printemps[8]) ouvrent en 1864. Leur fondateur, Jules Jaluzot est un ancien chef de rayon du Bon Marché !

Les Magasins du PrintempsInformationsInformations[9]

Les Galeries Lafayette[10], dont les bâtiments avoisinent ceux du Printemps sur le Boulevard Haussmann, ouvrent en 1894.

Les Galeries LafayetteInformationsInformations[11]

Un modèle adopté à l'étranger

Harrods

Harrods , le célèbre Grand Magasin londonien a un air de famille avec les Galeries Lafayette du boulevard Haussmann...

Harrods, LondresInformationsInformations[12]
Macy's

Le grand magasin version New York.

Macy's New YorkInformationsInformations[13]
Une forme de commerce emblématique du début du XXème siècle

Le grand magasin s'est répandu bien au-delà de ces exemples célèbres dans pratiquement tous les pays touchés par la révolution industrielle. Des succursales ouvrent également dans quelques capitales des empires coloniaux servant ainsi de vitrine au mode de vie européen.

Des innovations majeures dans l'histoire du commerce

Une démarche marketing avant l'heure ?

A. Boucicaut est célèbre pour ses innovations commerciales mais avant d'en étudier quelques unes, il convient de souligner qu'elles sont le résultat d'une bonne compréhension des attentes et des comportements des consommatrices.

D'un certain point de vue A. Boucicaut témoigne d'une intuition marketing assez remarquable.

Ce fut d'abord la puissance décuplée de l'entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l'article de la saison était là; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l'étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s'habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l'inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l'ancien commerce, le petit commerce agonisait, c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d'une vente, d'autant plus large qu'elle se faisait au grand jour.

Au bonheur des Dames, Zola, 1883[14], pp. 131-132

Aménagement du point de vente

L'exposition des marchandises à la clientèle

Plus que le libre service, la possibilité de s'approprier le produit avant de l'acheter a été un puissant générateur de ventes.

ex. extrait de Zola[14], p.27

Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et l'attirait; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise.

Une politique commerciale active

Les événements commerciaux

Pour attirer les chalands il lui apparaît nécessaire de communiquer sur des événements commerciaux. Il se passe toujours quelque chose :

  • Les arrivages exceptionnels

  • Les soldes

  • Les promotions sur le linge de maison (le blanc)

  • etc.

Car A. Boucicaut a compris que vendre peu mais cher est moins rentable que vendre beaucoup mais avec une marge unitaire faible.

Emile Zola[14] décrit l'intensité de cette prise de conscience (pp.128-129)

Le jeune homme, enflammé du désir de le convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu'il s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital, qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer quatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires. Une misère, d'ailleurs, qu'on décuplerait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certains comptoirs.

— Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là. C'est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n'avons pas besoin d'un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d'un petit bénéfice; comme nos frais généraux s'élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des millions, lorsqu'on opérera sur des quantités de marchandises considérables et sans cesse renouvelées...

Vous suivez, n'est-ce pas ? rien de plus clair.

L'animation du point de vente

Le Bon Marché devient vite un lieu où il se passe toujours quelque chose, il faut y être vu et y faire quelques achats pour tenir son rang social.

Expositions, rencontres, cirque... tout cela crée une ambiance propice à l'achat et encourage les "provinciales" à réserver leurs déplacements pour faire des achats à la visite du Bon Marché.

La présentation des produits incite à rester longtemps, à fouiller, à chercher, à se perdre... et au final à presque toujours acheter quelque chose.

Zola, 1883[14], pp. 82-83

— Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'oeil ? dit-il.

N'ayez donc pas peur, aveuglez-le... Tenez! du rouge! du vert! du jaune!

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l'école du brutal et du colossal dans la science de l'étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s'avivant l'un par l'autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. Hutin, qui, au contraire, était de l'école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumer cet incendie d'étoffes au milieu d'une table, sans se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d'artiste dont une telle débauche blessait les convictions.

— Voilà ! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-le... Vous me direz s'il raccroche les femmes, lundi !

A. Boucicaut développe aussi la politique de service, avec notamment la vente par catalogue pour continuer à vendre aux clientes éloignées du magasin.

RemarquePerdre ou gagner du temps en magasin ?

Perdre les clients pour les faire acheter est une technique toujours aussi efficace aujourd'hui. L'enseigne d'équipement de la maison IKEA en fait sa spécialité.

A lire, cet article de Slate.fr sur la méthode IKEA[15]

Des méthodes de vente nouvelles

Des méthodes à la mode aujourd'hui... déjà pratiquées en 1870 !

Les ventes privées, le parrainage, les vendeurs commissionnés ou indépendants (VDI) autant de formes de vente qui se développent aujourd'hui grâce à l'usage d'internet mais qui existaient déjà au XIXème siècle.

Nous allons étudier l'ancêtre des ventes privées et le mode de management des forces de vente au Bon Marché.

Attirer les clientes pour mieux les séduire

Les promotions et les arrivages spéciaux

Attirer les clientes par la perspective de :

  • réaliser une bonne affaire (pratique des prix d'appel) ;

  • se démarquer des autres en achetant des produits exclusifs (Seulement chez...) ;

  • afficher son autonomie de choix et sa capacité à décider (libre sélection des produits, vente seulement assistée) ;

L'opération Paris-Bonheur, l'étoffe d'un prix d'appel !

Zola, 1883[14], p.67

Du reste, il [le chef de rayon et associé] était repris par ses inquiétudes anciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient. Il osa montrer sa répugnance, en disant:

— Si nous la donnons à cinq francs soixante, c'est comme si nous la donnions à perte, puisqu'il faudra prélever nos frais qui sont considérables... On la vendrait partout à sept francs.

Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il cria nerveusement:

— Mais je le sais, et c'est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes... En vérité, mon cher, vous n'aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu'elles vont se l'arracher, cette soie!

— Sans doute, interrompit l'intéressé, qui s'entêtait, et plus elles se l'arracheront, plus nous perdrons.

— Nous perdrons quelques centimes sur l'article, je le veux bien. Après ?

Le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l'entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu'ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d'or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur... Vous verrez, vous verrez!

Jouer sur l'imitation entre catégories sociales

Aujourd'hui ce phénomène est connu et largement théorisé. Il est utilisé pour les "ventes privées".

Au XIXème siècle, l'usage qu'en fait A. Boucicaut est principalement guidé par l'intuition.

Les clientes appartenant aux familles bourgeoises les plus en vue à Paris disposaient de certains privilèges :

  • connaître longtemps à l'avance les bonnes affaires qui seront proposées (effet d'anticipation) ;

  • assister à des événements réservés (avant premières) ;

  • être distinguées comme bonnes clientes (fidélisation, programme de récompense).

Motiver le personnel pour vendre mieux

Le savant dosage de la maison Boucicaut

Les Grands Magasins se trouvent confrontés à un problème classique de la gestion des vendeurs :

  1. si on cherche à motiver → intérêt du vendeur → intérêt du client ;

  2. si on cherche à servir → intérêt du client → intérêt du vendeur ;

mais où se trouve l'intérêt de l'entreprise ?

L'option n°1 vise à motiver les vendeurs par un système de rémunération variable. Les vendeurs vont alors avoir tendance à privilégier leurs intérêts sur ceux des clientes. La satisfaction de celles-ci est susceptible d'en souffrir, donc à terme l'image du magasin.

L'option n°2 consiste à mettre en place un système de management des vendeurs qui les incite à servir du mieux qu'ils peuvent chaque cliente. Mais avec ce système les vendeurs n'ont pas grande motivation à vendre plus, ce qui pénalisera les résultats du magasin.

Ils examinèrent le spécimen d'un petit cahier à souches que Mouret venait d'inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s'enlevaient d'autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d'étoffe, le moindre objet vendu par eux: mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l'existence, dont les patrons bénéficiaient.

Le personnel doit être motivé pour vendre mais tout en respectant les clientes.

A. Boucicaut combine deux techniques très anciennes :

  • la rémunération à la commission (la guelte) pour inciter les vendeurs à vendre ;

  • le service à tour de rôle (le cahier à souches) pour mieux servir toutes les clientes.

RemarqueComment se débarrasser des rossignols ?

Le Bon Marché utilise une méthode encore d'actualité : les taux de commission variables. Pour inciter les vendeurs à faire l'effort de vendre les marchandises dont le magasin souhaite se débarrasser, on augmente le taux de commission (variante : on attribue une prime fixe sur chaque vente).

L'implication du personnel commercial par la participation

Certains collaborateurs importants se voient rapidement proposé d'acheter des parts du Bon Marché. Ainsi investis, ils tiennent mieux compte des intérêts à long terme de la société.

cf. E. Zola, 1883[14], p. 39

Il a dû mettre tous ses bénéfices dans ses folies d'agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s'est avisé de décider la plupart de ses employés à placer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant, et si un miracle ne se produit pas, s'il n'arrive pas à tripler sa vente, comme il l'espère, vous verrez quelle débâcle ! ...

La fin de l'ère Boucicaut

De Aristide à Marguerite Boucicaut

A la mort d'Aristide Boucicaut, le Bon Marché compte environ 1780 employés.

Marguerite Boucicaut innovera dans le domaine social en proposant une caisse de prévoyance à ses employés ainsi que des formations.

En 1887, au décès de Marguerite Boucicaut, le magasin emploie 3173 employés et les ateliers 600 ouvriers (source[1]).

La succession des Boucicaut avait été préparée dès 1880 de telle sorte que la direction et la propriété de l'entreprise demeure sous le contrôle d'employés (123 associés).

M. Plassard, directeur du Bon Marché, explique en 1891 (source[16]) :

...au Bon Marché, les plus forts actionnaires qui contribuent à la nomination du directeur ne sauraient être des étrangers ; il faut qu'ils aient fait leur carrière dans la maison.

Dans la ville l'activité économique générée par Le Bon Marché est très importante. Les funérailles de Marguerite Boucicaut seront comparables à celles de Thiers ou de Victor Hugo (source[1]) !

Qui en sortant de la gare Montparnasse à Paris en ce 12 décembre 1887 pouvait imaginer, devant la magnificence du cortège funéraire lui bloquant le passage, qu'il s'agissait de l'enterrement de madame Boucicaut, Bourguignonne illettrée et gardeuse d'oies ?

  1. Saint Léger

    Jacques Marseille, professeur à l'université de Paris-I Sorbonne - 2002

    at http://www.stleger.info/les72StLeger/region6/71d.cpa/71d.chateaux.htm

  2. By Guillaume Speurt from Vilnius, Lithuania (Le Bon Marché Uploaded by russavia) [CC BY-SA 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique

  3. Paris, 1900

    http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/les_gds_magasins.htm

  4. http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/gds_magasins/gds_magasins_louvre.htm

  5. BHV, 1900

    http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/gds_magasins/le_bhv.htm

  6. http://paris1900.lartnouveau.com

  7. http://paris1900.lartnouveau.com/

  8. Le Printemps, 1900

    http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/gds_magasins/le_printemps.htm

  9. http://paris1900.lartnouveau.com/

  10. Galeries Lafayette, 1900

    http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/gds_magasins/les_galeries_lafayette.htm

  11. http://paris1900.lartnouveau.com

  12. http://www.globalblue.com/

  13. Macy's site corporate, http://macysinc.com/about-us/macysinc-history/1900-1949/default.aspx

  14. Zola, 1883

    Au Bonheur des Dames, Zola Emile, Paris, 1883

  15. Slate.fr - IKEA
  16. Société d'Economie Politique, 5 juin 1891

    citée par : http://www.stleger.info/les72StLeger/region6/71d.cpa/71d.chateaux.htm

  17. Vivre à Chalon

    http://www.vivre-a-chalon.com/lire_Un-conte-de-fee-_---Il-etait-une-fois-Marguerite-Boucicaut--,23031217dda8d87065d3a8e68dfd8dc4290e408c.html

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