Environnement économique et social
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Les transformations du capitalisme depuis le XXe siècle et les spécificités françaises

Les principales transformations du capitalisme sont déjà apparues au fur et à mesure de la présentation des thèses sur la dynamique du capitalisme et également au début de la partie 1. Elles seront rappelées brièvement en élargissant le propos aux évolutions de l'environnement du capitalisme. Une distinction sera faite entre ce qui relève des tendances longues et des tendances émergentes depuis le dernier quart du siècle (qui marquent parfois une rupture dans les tendances longues). On s'attardera ensuite sur les caractéristiques du capitalisme français et leurs évolutions récentes.

a) Les transformations du capitalisme et de son environnement

• Les tendances lourdes depuis la fin de la Ière guerre mondiale.

— L'extension du salariat. Entre 85 et 95 % de la population active des pays occidentaux sont salariés.

— La division du travail. Le taylorisme s'est propagé à la fois dans les économies occidentales et les économies de l'Est et dans le secteur des services (voir l'organisation de Mac Donald's). La division du travail s'est également traduite par une hiérarchie des statuts des salariés (ouvriers qualifiés et non qualifiés, employés, encadrement intermédiaire, cadres supérieurs...) et par une spécialisation des métiers par fonction (finance, production, marketing...).

— Le développement du progrès technique et du machinisme. Le machinisme a accompagné l'approfondissement de la division du travail et modifié la nature du travail et son rythme (les 3x8). Le progrès technique se lit dans l'accroissement de la technologie incorporée aux machines (machines à commandes numériques en particulier).

— La déconnexion entre le travail et les revenus. Les revenus indirects (transferts) ont pris une part croissante dans le revenu disponible des ménages (environ un tiers en France). Il y a donc découplage entre la détermination des revenus et la contribution des salariés à la valeur ajoutée.

— La concentration des entreprises. Favorisée par les banques, la concentration est un phénomène continu. Holdings financiers, firmes multinationales en sont l'expression.

— L'ère des managers. Après la séparation entre travail et propriété du capital, entre travail d'exécution et de conception, on observe la séparation entre la direction de l'entreprise et la propriété de l'entreprise. Plus généralement, les fonctions de gestion ont envahi tous les niveaux hiérarchiques.

— La tertiairisation de l'économie. Le secteur tertiaire crée désormais plus de la moitié de la valeur ajoutée (plus de 60 % en France et de 70 % aux USA). Ce mouvement est à relier aux changements des normes de consommation.

— L'internationalisation des économies. L'ouverture des économies s'est accélérée depuis 1945, renforcée en Europe par la création de la Communauté économique européenne. De la grande entreprise à la PME, l'exportation est devenue une activité banale et les formes d'internationalisation des entreprises se sont multipliées (exportation, investissements directs, filiales, franchises, délocalisations...).

— L'atténuation du rôle régulateur du marché. La régulation de l'économie, pour l'essentiel, échappe au marché. Les ajustements par les variations des prix sont relégués au second plan. Les négociations et conflits entre les organisations patronales et syndicales déterminent davantage l'évolution économique, sous couvert de l'Etat arbitre et régulateur.

• Les tendances émergentes depuis le dernier quart du 20e siècle.

— Les turbulences technologiques. La rapidité des changements technologiques et de leur diffusion accentue la turbulence de l'environnement. Les barrières à l'entrée et aux concurrents sont de plus en plus difficiles à établir et à maintenir dans un contexte de renouvellement rapide des technologies qui induisent également des produits au cycle de vie réduit. Il devient alors difficile de prétendre à des positions concurrentielles durables.

— L'instabilité de la concurrence. Elle découle des turbulences technologiques mais également de l'émergence des nouveaux pays industrialisés (Asie, Amérique latine) ou de nouveaux concurrents (ex-pays de l'Est). La variabilité des phénomènes monétaires rend aussi la concurrence plus instable : la compétitivité est affectée instantanément par la variation des taux de change, des monnaies et des taux d'intérêt.

— L'économie de variété. Par ce terme, on désigne l'adaptation de l'offre au souhait de variété des goûts des consommateurs. Le mode de production devient de plus en plus flexible : il s'agit de produire rapidement une fois la demande exprimée (comme dans l'automobile où la vente précède la production). Ce mode de production s'accompagne du "juste à temps" pour limiter les stocks.

— L'information et la connaissance : nouveaux facteurs-clés de production. Les trois points précédents font de la maîtrise et la diffusion de l'information et de la connaissance un facteur déterminant de la compétitivité des entreprises, voire de leur survie. Cela est renforcé (ou provient ?) de la nature du travail qui devient de plus en plus une activité cognitive. L'adaptation rapide, la maîtrise des aléas de production, le travail en équipe, l'importance des services impliquent de nouvelles aptitudes chez les salariés : aptitude de communication, d'intégration dans une équipe, de traitement de l'information, de résolution de problèmes, d'anticipation et de proactivité, de prise d'initiative, de production de nouveaux savoirs ou savoir-faire, de maîtrise des NTIC... Le travail est de plus en plus une affaire collective, relationnelle et intellectuelle. Cela engendre de nouvelles modalités dans la fixation des salaires (prise en compte de la compétence et du "savoir-être").

— Le consumérisme. Les consommateurs sont de plus en plus exigeants et imposent de nouvelles contraintes à la production : c'est le fameux triptyque "coût-délai-qualité". Les consommateurs sont également de plus en plus sensibles à la responsabilité sociale de l'entreprise. Les organismes de défense des consommateurs exercent une pression active et suivent de près les produits proposés et la façon dont ils sont produits. L'écologie et le respect de l'environnement ne peuvent plus être ignorés par les entreprises. Des organismes vont jusqu'à noter la performance sociale ou "verte" des entreprises mises ainsi sous "surveillance".

— Le retour du marché. Déréglementations et privatisations, autant dans les pays développement qu'en voie de développement, ont marqué la résurgence de l'idéologie libérale depuis les années 80. Ces mouvements ont eu pour conséquence de changer les règles du jeu établies et de reconfigurer la propriété du capital des entreprises. En même temps de nouveaux secteurs sont pénétrés par la logique marchande : les loisirs, la culture, le sport...

b) Les spécificités du capitalisme français

• Entre l'Etat et le marché. La tradition de l'intervention de l'Etat dans l'économie est une spécificité française depuis bien longtemps reconnue. On a coutume de la dater de l'époque de Colbert, mais les historiens remontent bien plus loin sous le règne de Louis XI et d'Henri IV. Lorsque l'on considère les plus grandes entreprises françaises, on constate que rares sont celles qui ne sont pas ou qui n'ont pas été dans le secteur public, ou qui se sont développées sans l'aide ou l'appui de l'Etat. Les sociologues soulignent également l'attitude ambivalente des agents économiques, dirigeants d'entreprise comme salariés, qui critiquent l'action de l'Etat tout en réclamant son intervention en cas de difficultés.

A partir de 1945, sous l'impulsion de hauts fonctionnaires (P. Massé, F. Bloch-Lainé), l'Etat prend en main la reconstruction de l'économie française à travers la planification et les nationalisations (surtout dans l'énergie, les transports, les banques et assurances). La faiblesse du capitalisme français – la France était en majorité rurale à la veille de la IIème guerre mondiale –explique cette prise en main des pouvoirs publics. Dans les années soixante, l'Etat soutient l'émergence de grands groupes industriels capables de résister à la concurrence internationale qui s'accentue avec l'ouverture des économies. C'est "l'impératif industriel". L'Etat favorise la concentration des entreprises et stimule des secteurs jugés stratégiques : mécanique, aéronautique, électronique et informatique. Son intervention prend alors surtout la forme de commandes et d'aides publiques (plans Calcul) ou d'avantages fiscaux. L'intervention étatique dans les stratégies des entreprises s'amplifie avec la crise de 1975. L'Etat vient au secours des entreprises au point que certains l'ont surnommé "l'Etat brancardier". En 1982, les nationalisations, avec "l'Etat entrepreneur", marquent l'apogée de cette période interventionniste d'après-guerre.

L'universitaire américain R. F. Kuisel, dans son ouvrage Le capitalisme et l'Etat en France (Gallimard, 1984) a fort bien résumé ce qu'il appelle le "style gaulois de l'économie" : une combinaison entre le dirigisme de l'Etat, la participation des organisations corporatistes (syndicats et patronat) aux grandes décisions, et les forces du marché. Autrement dit, le capitalisme français a toujours évolué entre l'Etat et le marché.

Un Etat d'influence, fabricant de grands patrons. La seconde particularité du capitalisme français réside dans les fortes relations interpersonnelles qui existent entre les dirigeants des grandes d'entreprise et les hauts fonctionnaires et le pouvoir politique. Le ministère des finances a été maintes fois décrit comme le véritable lieu de décision de la stratégie des grandes entreprises et comme le grand ordonnateur des restructurations ou des fusions. Cette connivence entre les sphères publiques et les grandes entreprises tire son origine dans la tradition interventionniste de l'Etat. Elle est aussi renforcée ou permise par le mode de formation des élites en France au sein de quelques grandes écoles : Polytechnique, ENA, Mines, Centrale, HEC pour l'essentiel. Dans son étude L'Etat d'influence - Nationalisations et privatisations en France (Presses du CNRS, 1989), A. Hamdouch souligne bien le rôle de "fabricant de grands patrons" de l'Etat. Les futurs dirigeants – futurs hauts fonctionnaires ou chef d'entreprise – se côtoient au cours de leur formation et quasiment tous débutent leur carrière par un passage dans les cabinets ministériels, l'inspection des Finances étant réservée aux meilleurs. Ensuite, certains d'entre eux intègrent la direction des grandes entreprises nationales ou privées. Par ce mode de formation et la trajectoire des élites, l'Etat trouve là le moyen de s'insérer dans le capitalisme français et d'influencer son développement.

En 1995, une étude du CNRS sur les 200 premières sociétés françaises confirme cette spécificité d'un Etat et d'un capitalisme d'influence. Les sociologues auteurs de l'étude, M. Bauer et B. Bertin-Mourot, ont recherché la formation d'origine des dirigeants sur la période 1985-1993. Les résultats sont édifiants :

- Polytechnique 28 %

- ENA 24 %

- HEC 8 %

- Université 3 %

- Diplôme étranger 8 %

- Autres diplômes 17 %

- Autodidactes 12 %

Bauer et Bertin-Mourot se sont également intéressés au parcours professionnel des dirigeants en distinguant 3 cas de figure : ceux issus des sphères de l'Etat (grands corps et cabinets ministériels notamment), les héritiers (par filiation familiale directe ou choisis par leurs prédécesseurs) et ceux qui sont arrivés au mérite (en faisant carrière dans l'entreprise). Les résultats sont encore sans appel :

tableau 213a
tableau 213a

Les auteurs de l'étude soulignent enfin le fait que les dirigeants issus des grands corps de l'Etat sont souvent "parachutés" dans les entreprises qu'ils connaissent par conséquent mal, ce qui s'accompagne parfois de décisions stratégiques hasardeuses.

De ce qui précède, il ne faut pas hâtivement conclure que l'Etat a dominé les grands groupes français. Plusieurs travaux (Hamdouch et d'autres études de Bauer notamment) montrent l'influence réciproque entre l'Etat et les dirigeants des grands groupes. Il n'est pas toujours facile de savoir qui influence véritablement l'autre. Ainsi, les dirigeants ne sont-ils pas dépourvus d'armes pour influencer la relation : ils détiennent l'expertise de l'information sur leur entreprise, ils jouent sur l'éclatement de l'Etat en administrations rivales, ils ont pour eux la plus grande stabilité de leur emploi face à des hommes politiques soumis à réélection, des moyens d'échange face à des hauts fonctionnaires en quête de "pantoufles". C'est l'interaction complexe entre les deux parties qui détermine les erreurs et échecs (informatique, électronique, sidérurgie, machine-outil) ou les succès indéniables de l'intervention publique (télécommunications civiles et militaires, le pétrole, le transport par rail, l'armement, le nucléaire, l'aéronautique et l'aérospatiale).

• Les mutations depuis les années 80. Les privatisations et les déréglementations engagées à partir du milieu des années 80 semblent atténuer les spécificités du capitalisme français et sa "symbiose" avec l'Etat. Les mouvements de fusion dans les années 80 et à la fin des années 90 ont également reconfiguré le capitalisme français et l'ont inséré dans la mondialisation. Les deux articles suivants permettent d'approfondir la question :

La mondialisation a provoqué la disparition de grands groupes français

"Nous sommes entrés dans un modèle dominé par les marchés financiers"

La mondialisation (page suivante)Les théories de la dynamique du capitalisme (page Précédente)
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