Environnement économique et social
CoursOutils transverses

Les origines du capitalisme

Une question fondamentale s'est imposée à tous les historiens : pourquoi le capitalisme et la révolution industrielle sont-ils nés en Europe ? Pourquoi le développement économique ne s'est-il pas produit en Egypte où la vapeur a fait son apparition vers 50 avant J.C. ? Pourquoi le développement de l'usage des chevaux du 11ème au 13ème s. ne s'est-il pas traduit par une révolution industrielle, tout comme la mécanisation des moulins en Angleterre au 16ème s. ?

Pourquoi l'Europe, alors qu'elle n'a inventé ni les marchands ni les techniques du commerce qui nous viennent des cités sumériennes et phéniciennes ? Pourquoi l'Europe, alors qu'elle était à bien des égards en retard sur la Chine ou sur certains pays arabes sur le plan scientifique et technologique ? Il est impossible de faire état ici de toutes les explications proposées par les multiples auteurs. On s'attardera sur deux thèses qui ont fait date – celle de Max Weber et de Jean Baechler – pour développer ensuite celle de Fernand Braudel, sans doute la plus aboutie. Auparavant, on soulignera la difficulté à définir le capitalisme.

a) Le capitalisme : une réalité difficile à saisir

Depuis Marx, on définit habituellement le capitalisme comme une organisation économique et sociale fondée sur un rapport social nouveau, le salariat, et caractérisée par la séparation entre ceux qui détiennent les capitaux et ceux qui les utilisent dans le travail.

Il n'en reste pas moins que le capitalisme reste difficile à saisir. En témoigne la multiplicité des épithètes qui l'accompagnent : capitalisme marchand, industriel, financier, patrimonial, familial ; précapitalisme, capitalisme moderne, post-moderne ; capitalisme anglo-saxon, rhénan, asiatique... De même, les agents du capitalisme, les capitalistes, sont-ils multiples : les marchands, les banquiers, les entrepreneurs, les bourgeois, les dynasties familiales, les managers...

Comme toujours, une recherche étymologique permet d'apporter des précisions sur le sens du terme. Capitalisme vient bien après les termes de capital et capitaliste (ainsi Marx n'utilisait pas le terme de capitalisme mais celui de capital ou mode de production capitaliste). Le mot capital apparaît au 12ème s. dans le sens de fonds, d'avance ou masse d'argent à faire fructifier. Le mot capitaliste désigne un détenteur de richesses pour ensuite caractériser celui qui engage une masse d'argent dans le processus de production et notamment l'entrepreneur. Capitalisme vient au 19ème s., employé par les socialistes allemands (Engel) puis se diffuse avec les sociologues-historiens qui entreprennent son étude : Max Weber avec L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme publié en 1901, Werner Sombar avec Le capitalisme moderne publié en 1902.

De ce rappel étymologique et historique, il ressort deux caractéristiques du capitalisme : le capital, masse d'argent, comme générateur de revenus, et le capitaliste, comme agent ou vecteur social. Dès l'origine, le capitalisme est ainsi pensé et étudié à travers sa dimension économique et sa dimension sociale. "Capitalisme doit être mis entre capital et capitaliste" écrivait Fernand Braudel.

L'accumulation du capital (avec le rôle de la technologie), l'extension du salariat (avec l'organisation du travail) seront donc au centre des analyses du capitalisme. Les penseurs ajouteront à l'analyse le rôle du marché, le rôle des institutions et la dimension internationale. On a ici les composantes-clés du capitalisme et de sa dynamique. Schumpeter va encore plus loin dans l'imbrication des aspects économiques, sociaux, institutionnels, culturels et n'hésite pas à assimiler le capitalisme à une civilisation.

La difficulté qui subsiste est la compréhension des déterminants des composantes-clés et leur articulation. C'est pourquoi les interprétations de la dynamique du capitaliste demeurent multiples. Cette difficulté est renforcée par un constat, déjà souligné par Marx : le capitalisme est en perpétuelle transformation, évolution. Objet d'étude dynamique, le capitalisme échappe sans cesse, par définition, à une conceptualisation définitive.

b) Les thèses de Weber et Baechler

Max Weber et l'esprit du capitalisme. Avec la Réforme au 16ème s., le rapport de l'homme à la religion se modifie : le calviniste ne croit plus dans la "magie" des pratiques religieuses catholiques sensées apporter le salut éternel. La travail apparaît comme l'unique moyen d'obtenir la grâce de Dieu. La poursuite de la richesse comme fruit du travail est reconnue par les calvinistes comme un signe de la bénédiction divine. Pour Weber, la vie des individus devient "totalement rationalisée en ce monde, et dominée entièrement par ce but unique : accroître sur terre la gloire de Dieu". En même temps, le calviniste, ascète, s'interdit de bénéficier des richesses accumulées. Il ne peut alors que réemployer sans cesse les richesses dans son entreprise.

Par la foi et l'éthique, Weber explique ainsi l'apparition d'une nouvelle classe d'individus entrepreneurs, le phénomène d'accumulation des richesses et l'extension de la rationalité dans la vie des affaires. Libéré de la magie religieuse, le calviniste recherche les moyens de faire fructifier son capital et développe le calcul économique. L'entreprise rationnelle, soutenue par la création d'un droit des affaires, engendre alors le capitalisme.

Jean Baechler et l'anarchie du marché. Dans son ouvrage Les origines du capitalisme (Gallimard, 1971), le sociologue français, dans une perspective libérale, identifie les conditions de l'émergence d'une société guidée par la recherche de l'efficacité économique : des individus qui cherchent à gagner de l'argent pour l'accumuler et non le dépenser, une inventivité permanente tournée vers cette fin, du travail libre qui est le seul travail efficace. Pourquoi en Europe ? Parce que c'est le seul endroit du monde qui n'est pas unifié et centralisé politiquement. L'effondrement de l'empire romain donne naissance à une Europe éclatée en petites unités économiques et politiques autonomes en compétition. Libérés d'un pouvoir central, le commerce et le marché se développent et, avec eux, le bourgeois qui, peu à peu, prend le pouvoir dans les villes autonomes.

c) Fernand Braudel : du capitalisme marchand et financier au capitalisme industriel

Historien français, Braudel a consacré des dizaines d'années à saisir la vie matérielle et quotidienne de la civilisation européenne sur la base de l'étude minutieuse d'archives et écrits de toute sorte. En 1979, il publie son œuvre magistrale Civilisation matérielle, économie et capitalisme (3 tomes, Armand Colin). C'est sans doute l'auteur qui relie le mieux les aspects économiques, sociaux, politiques, culturels et qui aborde de façon complète le capitalisme, de ses origines à sa dynamique en passant par la mondialisation.

Pour Braudel, les thèses de Weber et de Baechler sont en partie inexactes : la Réforme et le Nord de l'Europe n'ont pas inventé le capitalisme (ce sont, bien avant, les villes italiennes de la Méditerranée) et le capitalisme ne doit pas être confondu avec le marché (il est justement hors marché).

Le capitalisme est d'abord un capitalisme marchand et financier. Il apparaît en Europe autour du 14ème et restera minoritaire jusqu'au 18ème s. Le capitalisme marchand se distingue de l'économie de marché. Celle-ci est antérieure au capitalisme, elle a toujours existé au moins depuis le Moyen-âge. Elle se caractérise par des échanges quotidiens, locaux, transparents, sans intermédiaires, où les prix et les bénéfices sont connus de tous. Le commerce international régulier en fait également partie dans le sens où il est routinier, sans surprise.

Le capitalisme marchand se caractérise par des "jeux de l'échange" bien différents : c'est là que le marchand est l'œuvre. Il rompt la chaîne entre l'offre et la demande pour s'assurer un monopole, il est le seul à connaître les conditions du marché au deux bouts de la chaîne, il cache les prix aux producteurs et aux consommateurs pour faire les bénéfices les plus importants :

« Aux paysans, ils (les marchands) achètent directement la laine, le chanvre, les animaux sur pied, les cuirs, l'orge ou le blé... Ou même, ils lui achètent ces produits à l'avance, la laine avant la tonte des moutons, le blé alors qu'il est en herbe. Un simple billet signé à l'auberge du village ou à la ferme scelle le contrat. Ensuite, ils achemineront leurs achats, par voitures, bêtes de somme ou barques, vers les grandes villes ou les ports exportateurs... Le marchand itinérant donne ses rendez-vous au bord du marché, en marge de la place où celui-ci se déroule, ou bien, le plus souvent, il tient ses assises dans une auberge. (F. Braudel) »

Le capitalisme marchand est aussi, dès le départ, un "commerce au loin", un commerce international. Il opère sur des distances qui le mettent à l'abri du contrôle et de la surveillance politique et des villes. Braudel identifie l'activité internationale de ces négociants dès le 12ème s. en Italie et le 13ème s. à Paris. Les marchands européens, tout comme les marchands arabes ou chinois "ont la supériorité de l'information, de l'intelligence, de la culture". La circulation des capitaux, même si elle est encore lente, est favorisée par le recours au crédit et par les lettres de change qui circulent dès la fin du 14ème s. entre Venise, Florence, Barcelone, Paris, Londres, Bruges. Bref, le capitalisme, dans son essence, évite, contourne le marché traditionnel et fuit la concurrence : il est "contre marché" dit Braudel. Voici, relate Braudel, ce qu'écrit un marchand hollandais à l'un des ses homologues bordelais en lui demandant le secret le plus absolu sur leurs projets: « "Il en serait de cette affaire comme tant d'autres où, dès qu'il y a de la concurrence, il n'y a plus d'eau à boire" ».

D'où viennent les marchands-capitalistes ? Comment, grâce à eux, le capitalisme envahit la société ? Pourquoi en Europe ? Si les marchands-capitalistes se distinguent par la masse de capitaux dont ils disposent, d'où viennent ces capitaux ? La bourgeoisie est bien porteuse du processus capitaliste selon Braudel. Il livre cette explication du passage de la féodalité au capitalisme : la bourgeoisie a "parasité" lentement la classe dominante des seigneurs par "une accumulation lente des patrimoines et des honneurs par de longues chaînes familiales". Il faut donc que la société accepte le droit de propriété pour que, de génération en génération, le patrimoine puisse se transmettre et s'accumuler. Il faut aussi une certaine tranquillité de l'ordre social et la "neutralité ou la complaisance de l'Etat".

Braudel en arrive à l'explication de l'émergence du capitalisme en Europe, c'est-à-dire de la bourgeoisie (ou d'une partie) au sommet de la société. "L'épine dorsale" du capitalisme, c'est l'existence d'une hiérarchie solidement et durablement établie dans la société. Le capitalisme est une création de l'inégalité des sociétés. Dès qu'existent des inégalités et des hiérarchies sociales, il est possible aux individus de gravir les échelons jusqu'au sommet de la société. Encore faut-il que la société – et notamment le pouvoir politique – l'accepte. Cela a été le cas en Europe comme au Japon.

En revanche, l'Etat chinois a toujours été hostile au capitalisme et si les possibilités d'ascension sociale ont existé (recrutement de mandarins sur concours), l'Etat a toujours veillé au renouvellement permanent des castes dirigeantes. De même, les marchands arabes n'ont-ils pu devenir capitalistes du fait de la redistribution systématique des terres et des patrimoines par les Princes lors de la disparition du propriétaire. Les familles n'ont pas le temps de s'incruster au sommet de la hiérarchie comme a pu le faire la bourgeoisie en Europe.

En résumé, hiérarchie sociale, stabilité relative de l'ordre social qui implique le respect du droit de propriété, transmission possible sur le long terme du patrimoine familial, complaisance du pouvoir politique ont permis au capitalisme marchand de se développer. Autrement dit, le capitalisme est le "visiteur du soir" : il s'installe quand tout est en place.

Les économies-mondes européennes ou l'enracinement du capitalisme. Entre les premiers marchands et la révolution industrielle, le capitalisme va s'enraciner en s'appuyant sur l'essor des villes, plus précisément de quelques villes appelées villes-mondes. Braudel constate depuis l'Antiquité la structuration de l'économie mondiale en économies-mondes. Une économie-monde occupe un espace économique donné et forme un tout économique, structuré et autonome. On y trouve un centre ou pôle qui exploite et domine une périphérie de moins en moins favorisée à mesure que l'on s'éloigne du centre.

Depuis le 14ème s., le centre de l'économie-monde européenne s'est déplacé régulièrement diffusant le capitalisme dans toute l'Europe : Venise (1380), puis Anvers (1500), puis Gênes (1550), puis Amsterdam (1600) puis Londres (1800). Le capitalisme marchand pénètre et fait vivre ces villes en exploitant les inégalités entre le centre et la périphérie. En même temps, il maîtrise les échanges internationaux entre l'économie-monde européenne et les autres économies-mondes (Chine, Inde et Insulinde, Islam).

Pour Braudel, ces villes-mondes ont été les matrices du capitalisme européen. Avec Londres, une rupture s'opère dans le rythme et la nature du capitalisme : l'économie-monde européenne va dominer l'économie mondiale.

La révolution industrielle ou le capitalisme rayonnant. L'accélération du capitalisme et sa diffusion mondiale va intervenir avec le capitalisme industriel dont l'Angleterre sera le berceau.

Pour Braudel, les explications courantes des origines de la révolution industrielle (réforme agraire, inventions techniques, développement des infrastructures de transport, suppression des péages intérieurs, unification politique) omettent un autre facteur-clé : la création d'un marché national ou marché intérieur. Une économie nationale est « "un espace politique transformé par l'Etat, en raison des nécessités et innovations de la vie matérielle, en un espace économique cohérent, unifié, dont les activités peuvent porter ensemble dans une même direction" ». C'est pour lui le véritable exploit de la révolution industrielle. Comme cela est évoqué dans cette citation, ce n'est pas le capitalisme marchand qui invente la révolution industrielle, c'est la vie quotidienne, la vie ordinaire, la vie matérielle. L'économie de marché se développe et ce n'est qu'ensuite que le capitalisme devient industriel. En d'autres termes, le capitalisme marchand est d'abord à l'écart de la révolution industrielle puis s'en sert pour se muer en capitalisme industriel :

« En Angleterre, la révolution du coton a surgi du sol, de la vie ordinaire. Les découvertes sont le plus souvent faites par des artisans. Les industriels sont assez souvent d'humble origine. Les capitaux investis, faciles à emprunter, ont été de faible volume au début. Ce n'est pas la richesse acquise, ce n'est pas Londres et son capitalisme marchand et financier qui ont provoqué l'étonnante mutation. Londres ne prendra le contrôle de l'industrie qu'au-delà des années 1830. C'est la force, la vie de l'économie de marché et même de l'économie à la base, de la petite industrie novatrice et, non moins, du fonctionnement global de la production et des échanges qui portent sur leur dos ce qui sera bientôt le capitalisme dit industriel. » (F. Braudel)

Le capitalisme anglais a en outre bénéficié d'un contexte politique favorable. La révolution française et les guerres napoléoniennes laissent le champ libre au capitalisme anglais. La défaite française en 1815 consacre l'Angleterre comme la puissance maîtresse incontestée du globe. Les marchés internationaux s'ouvrent : Amérique portugaise et espagnole, Empire turc, les Indes... L'impérialisme anglais ne connaît plus aucune limite et le capitalisme industriel devient véritablement mondial. « "Le monde a été le complice efficace, sans le vouloir, de la révolution anglaise" » résume Braudel.

Par la suite, avec la première guerre mondial, le centre de l'économie-monde européenne, centre de gravité du capitalisme, se déplace aux Etats-Unis et en particulier à New-York. Braudel ne croyait pas que ce nouveau centre succombera à la crise actuelle.

Le capitalisme : au dessus de la vie matérielle et de l'économie de marché. Braudel démontre que le capitalisme ne recouvre pas toute la vie humaine et toute la société au travail. Dans les économies, même développées, les petites entreprises agricoles, industrielles ou de service, l'artisanat occupent la majeure partie de la population et opèrent au sein de l'économie de marché et sont soumis à la loi impitoyable de la concurrence. Le capitalisme n'est pas là. Il s'appuie sur des monopoles de droit ou de fait, il fuit la concurrence ou cherche à la détruire. Il opère enfin sur une autre échelle : l'échelle internationale ou mondiale.

Refus de la concurrence et à l'écart du marché, dimension et expansion internationale, exploitation des inégalités et complaisance ou neutralité de l'Etat et de la société, on a là l'essence et la dynamique du capitalisme.

L'œuvre de Braudel éclaire, et c'est sa force, le présent et la plupart des grands débats et enjeux actuels :

- Il est faux de dire que les méfaits du capitalisme sont le prix à payer pour qu'existe l'économie de marché et la libre entreprise. Le capitalisme n'est pas dans l'économie de marché.

- Le capitalisme n'est pas à l'origine des inégalités, il ne fait que les exploiter.

- La critique du capitalisme passe par une réflexion sur les inégalités existantes dans les sociétés. La vraie question est celle-ci : peut-on supprimer les hiérarchies, les dépendances entre les individus ?

- La mondialisation est aussi ancienne que le capitalisme. Celle dont on parle tant depuis les années 80 ne reflète peut-être qu'une nouvelle accélération de l'extension du capitalisme, favorisée par les déréglementations, notamment des échanges commerciaux, impulsées par les Etats au nom de l'économie de marché et de la libre concurrence.

- Les grandes firmes, à coup de fusions ou de rachats, étendent leur influence mondiale et visent en permanence s'affranchir de la concurrence. Il faut l'intervention des Etats pour réintroduire sans cesse un minimum de concurrence.

- Le capitalisme n'a pas inventé la nouvelle révolution industrielle ou "nouvelle économie" : là encore, il récupère les évolutions et inventions de la vie matérielle. Informatique, internet, téléphones mobiles, réseaux modernes de communication sont rapidement passés en grande partie sous le contrôle des grandes firmes (par le rachat des "start-up" bien souvent).

Pour ceux qui souhaitent approfondir la pensée de Braudel, on conseillera de lire La dynamique du capitalisme (Collection Champs, Flammarion, 1985) où, en une centaine de pages, l'historien synthétise dans un style clair et limpide les trois tomes de son œuvre phare. Les citations et extraits mentionnés plus haut sont tirés de ce petit livre.

Les théories de la dynamique du capitalisme (page suivante)Introduction (page Précédente)
Accueil Amédée PEDON - Université Nancy 2 creativecommons : byRéalisé avec SCENARI