Quelles sont à votre avis ces caractéristiques des biens ou services dits publics ou collectifs ? En quoi sont-ils un argument possible en faveur de l'existence d'entreprises publiques ?
Question subsidiaire : peut-on imaginer que l'on privatise un jour l'air, au moins partiellement ? Peut-on imaginer que l'air puisse faire l'objet d'un paiement des consommateurs pour en disposer ?
1. Les arguments justifiant l'existence des entreprises publiques
Trois types d'arguments sont généralement avancés pour justifier l'existence d'entreprises publiques :
a) La situation de monopole d'une entreprise privée qui pratiquerait des prix trop élevés au détriment des consommateurs.
Cet argument ne justifie pas complètement l'existence d'entreprises publiques. Certes, la nationalisation est une solution mais pas la seule. L'autre solution est celle de la législation. L'Etat peut obliger l'entreprise à pratiquer des tarifs socialement plus acceptables. Quelques exemples : au Royaume-Uni, l'ouverture d'une enquête d'une commission gouvernementale en 2002 contre British Telecom soupçonnée de pratiquer des tarifs trop élevés sur le marché intérieur ; aux Etats-Unis, le procès contre Microsoft en 2002. On peut ainsi utiliser l'arme de la législation même en situation de concurrence.
b) L'existence de biens ou services "vitaux", "d'utilité publique", "d'utilité stratégique".
Sont ici cités les biens et services qu'on juge relevant "normalement" de l'Etat (justice, police, éducation, santé...), les secteurs d'activité considérés comme stratégiques pour la bonne marche de l'économie (indépendance énergétique, soutien à la conjoncture, diffusion du progrès technique) ou qui permettent la réalisation d'objectifs sociaux ou collectifs (lutte contre le chômage, développement local, protection de l'environnement...). Certains ajoutent les biens ou services dont la consommation serait un droit fondamental pour les individus (éducation, logement, alimentation...). D'autres soulignent également la nécessité d'une égalité de tous devant tel bien ou service ou encore la "myopie" du secteur privé (refus de la prise de risque, absence d'une vision de long terme) pour justifier l'existence d'entreprises publiques..
Cet argument de biens vitaux, d'utilité publique ou d'utilité stratégique n'est pas non plus recevable... Derrière cet argument se trouve la notion d'intérêt général : "on" considère que ces biens ou services relèvent du bien commun.
Dire cela, c'est porter un jugement de valeur (donc subjectif) sur ce qui est bon ou nécessaire à l'existence humaine ou à la collectivité. Nous sommes ici sur un plan moral, éthique ou philosophique. La liste des biens ou services relevant du bien commun ou de l'intérêt général sera en effet plus ou moins longue selon les individus. Il n´existe pas de critères objectifs et universels déterminant quels biens ou services sont nécessaires à tous et relèvent des attributions naturelles de l´Etat. Ce qui explique aussi le poids et le contenu différents du secteur public selon les pays ou les cultures.
Manger, n'est-ce pas vital ? Et pourtant, mangeons-nous gratuitement ? Qui produit les biens de nourriture en France et dans le monde ? C'est très majoritairement le secteur privé... Qui conteste aujourd'hui le fait que ce soit des entreprises privées (multinationales de surcroît) qui dominent la production agro-alimentaire ?
On aurait pu imaginer d'autres solutions : des entreprises publiques qui nourrissent la population ou un partage de la terre pour que chacun ait son lopin pour se nourrir (d'autant qu'on peut considérer que la terre, et la Terre, appartiennent à l'humanité). Pourquoi cela ne s'est-il pas passé ainsi ? Nous allons le voir bientôt. En tout cas, cet exemple montre que le recours à la notion de besoin vital, de ressource naturelle, d'utilité publique ou stratégique n'est pas un argument irréfutable en faveur de l'existence d'entreprises publiques.
Rien ne s'oppose au fait que ce soient des entreprises privées qui se chargent de produire des biens ou services relevant du bien commun dans le cadre d'une contractualisation ou d'un contrôle par l'Etat.
c) La rentabilité de certains biens ou services est insuffisante pour que le secteur privé prenne en charge leur production.
Deux cas de figure sont à considérer. Dans les deux cas, les recettes (le chiffre d'affaires) de l'entreprise sont insuffisantes pour couvrir les frais d'investissement et d'exploitation.
Premier cas : la demande existe mais on ne peut pas faire payer le consommateur. Soit parce que l'on juge que c'est un bien vital et l'on retombe dans le cas précédent. Soit parce qu'il est impossible de déterminer la consommation d'un individu. Cela renvoie ici à une propriété particulière de certains biens ou services expliquée dans le point 2.
Deuxième cas : on peut faire payer le consommateur, mais la demande est insuffisante pour couvrir les coûts. Exemple : le maintien d'une ligne de chemin de fer peu fréquentée. Ici aussi on retombe dans le cas précédent puisque l'on va juger que ce service doit être maintenu pour des raisons justifiée par l'intérêt général (aménagement du territoire, égalité de service...).
Il apparaît qu'il n'existe quasiment pas de raisons objectives, "scientifiques" pourrait-on dire, à l'existence des entreprises publiques. Et la notion même de bien ou service "public" ne paraît pas objective en soi.
La théorie économique nous enseigne toutefois qu'il existe des biens ou services qui seront "véritablement" publics si deux conditions ou deux propriétés sont remplies.
2. Les deux spécificités des biens ou services publics : non-exclusion et non rivalité
La non exclusion et la non rivalité définissent un bien ou service public :
a) La non-exclusion. Un bien est non-exclusif lorsqu'on ne peut empêcher un individu de le consommer. Exemples : les routes, la télévision hertzienne (TF1, F2, F3, M6) et l'air.
b) La non rivalité. Cette seconde propriété existe lorsqu'un individu qui consomme un bien n'empêche pas en même temps un ou plusieurs autres individus de le consommer. Exemple : l'ordinateur sur lequel je tape en ce moment ne peut être utilisé au même moment par quelqu'un d'autre. En revanche, nous pouvons tous respirer ou regarder TF1 ou M6 en même temps, sans que l'un d'entre nous soit exclu de la consommation. Le caractère de non rivalité provient de l'indivisibilité de l'offre : le bien collectif ne s'offre qu'en bloc (une fois produit, le bien est à la disposition de tous).
Conséquence de la non-exclusion : si on ne peut pas empêcher un individu de consommer un bien, on ne peut pas lui faire payer sa consommation, notamment en fonction de la quantité qu'il consomme (le bien est par définition en accès libre). Ce bien est donc gratuit et il ne peut y avoir de recettes (ou chiffre d'affaires) et donc de profit possible pour l'entreprise qui produit ce bien. Du coup, aucune entreprise privée ne va se lancer dans la production de ce bien. Et c'est là que l'Etat prend en charge la production de ce bien, s'il juge que ce bien est souhaitable pour ses administrés. Et par l'impôt, chacun contribue (selon des règles fiscales plus ou moins égalitaires ou équitables, également fixées par l'Etat) à la couverture des coûts de production.
Nous pouvons tous décider ne pas payer la redevance TV. Equipés d'un téléviseur (acheté sous un faux nom et en liquide ou d'occasion) et d'un râteau (je simplifie), nous pouvons regarder la TV. Il faudrait un policier derrière chaque individu pour empêcher ceux qui ne payent pas de regarder la TV (c'est un peu d'ailleurs le cas avec des contrôles parfois inopinés des services de la redevance). Mais sur grande échelle, cette mesure aurait des coûts énormes pour l'Etat et la collectivité. Heureusement, notre sens civique évite à l'Etat ce cas extrême...
Mais TF1 et M6 ne sont-elles pas privées ? Oui, et elles produisent un bien public. Simplement, la possibilité d'avoir des recettes publicitaires (qui ne sont pas payées par les consommateurs) leur permet de faire un profit, d'où la course à l'audience pour ces chaînes – et c'est pour cela que TF1 demande depuis longtemps que les chaînes publiques soient financées exclusivement par la redevance pour récupérer l'ensemble du marché publicitaire. L'existence de recettes publicitaires a permis de privatiser la TV. Si l'Etat décide de supprimer la publicité, il n'y aura plus de chaînes privées...
Mais une solution permettra à TF1 et M6 de survivre et de contourner la propriété de non-exclusion. C'est l'exemple de Canal+ : elle est privée et elle fait payer le consommateur. Comment a-t-on fait disparaître la non-exclusion ? En inventant le cryptage qui permet d'exclure le consommateur qui ne paye pas son abonnement (prix qui reflète forfaitairement sa consommation). Cet exemple illustre d'ailleurs la position des économistes ultra-libéraux (représentés sur le plan politique en France par Madelin) : tout est privatisable. Ce n'est qu'un problème technique. Il suffit d'attendre le progrès technologique (en l'occurrence le cryptage des ondes pour la TV) et tout bien ou service considéré aujourd'hui comme "public" sera privatisable un jour.
Autrement dit, il sera un jour possible de "mettre" des droits de propriétés sur tous les biens ou services publics.
La conséquence de la non rivalité. Si plusieurs individus peuvent consommer librement un même bien (non-exclusion) cela peut poser un sérieux problème : les individus risquent de se battre pour posséder ce bien. Grâce à la non rivalité, la paix sociale est possible car les individus peuvent tous consommer, en même temps, le bien en question. La non rivalité signifie en fait la possibilité d'une consommation collective ou simultanée d'un bien. Là encore, on ne peut faire payer l'utilisation du bien car la consommation d'une personne ne gêne pas celle d'une autre et ne détériore pas, ou très peu, le bien (une consommation supplémentaire du bien n'entraîne pas de coûts de production supplémentaires, abstraction faite des frais de fonctionnement et d'entretien). Une solution de tarification est possible : demander aux individus ce qu'il seraient prêts à payer pour consommer le bien ou service. Ici on se heurte au célèbre phénomène du "passager clandestin" (ou du "cavalier libre"). Les individus sont malins : certains vont d'abord dire qu'ils ne consommeront pas le bien en attendant de le faire financer par ceux qui vont accepter de payer. Ensuite, ils se présenteront pour consommer ce bien et, compte tenu de la propriété de non-exclusion, on ne pourra pas les en empêcher... C'est pourquoi seule une entreprise publique financée par l'impôt permet de résoudre le problème.
Toutefois, la non rivalité n'est pas toujours garantie à 100 %. Vous en faites tous l'expérience, par exemple, en voiture en ville aux heures de pointe : les embouteillages... Vous devenez de plus en plus énervés, vous perdez du temps... Vous n'êtes plus en mesure de consommer librement ce bien qu'est la route. Et la satisfaction que vous tirez de la consommation de ce bien public décroît pour devenir nulle voire négative. Ce phénomène est appelé en théorie économique "effet d'encombrement" ou de "congestion".
on appelle plus généralement "effet externe" ou "externalité" ce phénomène d'altération de la satisfaction d'un individu par un autre. Si l'effet est positif, on sera en présence d'une externalité positive (un apiculteur bénéficie par exemple de la proximité d'un verger qui ne lui appartient pas), si l'effet est négatif, on parlera d'externalité négative ou effet d'encombrement.
Si un bien ou service public est soumis à ces effets d'encombrement, il devient alors justifié de taxer les consommateurs (la paix sociale n'est plus garantie : cf. conflits entre automobilistes parfois...). C'est le principe du péage. Là encore, en fonction de différents critères, les consommateurs sont plus ou moins taxés (heures creuses pour l'électricité, taille du véhicule sur l'autoroute...). Il suffit de mettre un barrage à l'entrée et d'empêcher les consommateurs d'utiliser librement le bien (compteur EDF, poste de péage sur l'autoroute). Il est possible de faire des calculs pour fixer un tarif couvrant les coûts de production et d'entretien qui sont alors uniquement supportés par les utilisateurs. Et dès lors, ce bien devient privatisable (cf. les sociétés privés d'autoroute). On pourrait ainsi privatiser les rues de nos villes et faire payer ceux qui circulent en ville aux heures de pointe. Mais, aujourd'hui, le paiement de l'utilisation des rues en ville serait source de révolte chez les citoyens ; les embouteillages en ville ne sont donc pas prêts de se résorber...
En résumé : Non-exclusion + non rivalité (et sans effet de congestion) = production du bien ou service par une entreprise publique (si l'Etat et la société jugent que ce bien est nécessaire à la collectivité).
3. L'air : réellement non privatisable ?
Privatiser l'air : n'est-ce pas impensable ! Oui, parce qu'on est en présence à la fois de la non-exclusion et de la non rivalité. En revanche, si des effets de congestion surviennent, l'air devient, au mois partiellement, privatisable.
La pollution n'est effet que le reflet d'un effet de congestion : l'air non pollué deviendrait insuffisant pour tous (au moins dans certaines zones du territoire). Il est possible alors pour une entreprise privée de produire et d'installer des bornes de distribution d'air pur et de faire payer les utilisateurs. Ces bornes existent déjà à Tokyo. Une partie de l'air serait alors privatisée...
Un étudiant à qui la question a été posée a imaginé un scénario intéressant : "On peut imaginer un système identique aux conduites de gaz qui amènerait l'air dans notre maison. Il suffirait de mettre la maison en surpression, d'injecter l'air pur et le tour serait joué. J'entends déjà les slogans publicitaires sur les ondes hertziennes vantant les bienfaits de l'air pur. On pourrait même envisager de pouvoir livrer de l'air en fonction des désirs des consommateurs. Par exemple de l'air senteur sous-bois, de l'air senteur marine... Mais, vous allez me dire, comment se ferait le paiement ? Et bien de la même façon que le gaz, nous aurions un compteur enregistrant les mètres cubes consommés. Cette solution répond en tout point aux critères pour une privatisation."
Mais imaginons que l'air reste pur et en quantité suffisante (pas d'effet d'encombrement et donc maintien total de la propriété de non rivalité). Peut-on empêcher la non-exclusion et donc peut-on privatiser la consommation d'air ? Le problème est que si l'on empêche un individu de respirer, on le tue ! Donc, l'air (plus exactement la consommation d'air) ne peut faire l'objet d'une non-exclusion et d'un paiement par celui qui respire. Et ne peut donc faire l'objet d'une privatisation.
Ce n'est donc pas parce que l'air est un bien ou une ressource naturelle, un bien vital qu'il n'est a priori pas privatisable. C'est parce qu'il est présent partout (pas de coûts d'acheminement comme l'eau), en accès complètement libre, qu'il ne peut faire l'objet d'une exclusion de consommation.
Revenons à l'analogie avec la terre : comme l'air, c'est une ressource naturelle, un bien vital pour vivre et qui appartiendrait à l'humanité. Et pourtant ! Parce qu'il est possible de mettre des clôtures, la terre est privatisable et, d'ailleurs, est en grande partie privatisée depuis des siècles.
On vient de dire que l'air n'est a priori pas privatisable. Même si l'air reste non pollué, on peut imaginer des cas où il peut être privatisé. Imaginez que respirer de l'air pur devienne une mode de consommation dans nos sociétés... Vous pourriez créer une entreprise proposant aux consommateurs de passer quelques jours dans un village de vacances, là où l'air est réputé particulièrement pur et aux effets bénéfiques pour la santé (en haute montagne par exemple). Et vous pourriez demander à l'Etat ou à la collectivité locale, propriétaire de ce lieu, l'autorisation de construire ce village de vacances moyennant le paiement de loyers correspondant à la location du lieu (ou en achetant ce lieu). Est-on vraiment très loin de cette situation ?
Cette question avait pour but d'éclairer le débat sur les justifications des privatisations et des nationalisations. Hormis les biens ou services qui possèdent les qualités de non-exclusion et de non rivalité et sans effet de congestion (et vous verrez maintenant qu'ils sont peu nombreux) tout est privatisable (comme tout est nationalisable).
Autrement dit, il n'y a pas de secteur d'activité, de produit ou service, qui relève obligatoirement du secteur public ou du secteur privé. Tout dépend des valeurs philosophiques ou morales qui existent dans une société à un moment donné. L'importance d'un secteur public – et du poids des impôts – dans une société n'est que le reflet de l'importance que cette société attache aux notions d'intérêt général, d'égalité, de solidarité.